Quand le climat donne un coup de pouce aux pêcheurs de homard
Écrit par Julien Forest le 8 juin 2021
La mer est calme en ce matin du mois de juin au quai des pêcheurs de Tête-à-la-Baleine. Au compte-gouttes, des embarcations chargées à rebord émergent de l’épais mur de brouillard qui sature l’horizon. Leur proue a à peine percé le voile brumeux qu’il est possible d’apercevoir les montagnes de caisses débordantes de homard entassées sur les petits bateaux. Les pêcheurs, tout sourire, viennent accoster au quai pour qu’Alexandre Anderson, superviseur du quai et opérateur du treuil mécanique, décharge le précieux butin de ces loups de mer.
Ce spectacle se répète semaine après semaine, année après année, depuis des décennies dans la petite communauté de la Basse-Côte-Nord. La seule différence est que depuis quelques années, c’est trois à six fois plus de homards qui sont extirpés des profondeurs baleinoises.
Une statistique qui ne manque pas d’impressionner Odéric Marcoux, employé du quai des pêcheurs, qui s’occupe de manutentionner la marchandise vers les conteneurs de transport. « L’année passée c’était bon, et l’année d’avant aussi. Avant ça, il n’y avait pas beaucoup [de homard]. [Les pêcheurs] le vendait pareil, mais ce n’était pas comme ces années-ci. On n’a jamais vu ça, c’est exceptionnel », laisse-t-il savoir entre deux débarquements du crustacé tant convoité par les amoureux de la mer.
En une seule journée, ce sont plus de 170 boites à homards que le septuagénaire et son collègue Nelson Monger, qui approche les 80 ans, remplissent de glace et placent sur le chariot élévateur qui les amène au conteneur. À une centaine de livres par boite, il ne fait aucun doute que les deux hommes n’ont pas perdu leur vigueur d’antan.
Non loin de là, Gilles Monger vient chercher une dizaine de boites à homards vides et les embarque à l’arrière de son camion. Ces grosses caisses en plastique gris uniformisent la façon de faire transiter le homard : chaque jeudi, les pêcheurs amènent leurs caisses pleines et repartent avec des caisses vides. Un scénario qui se répète à chacune des dix semaines où la pêche au homard s’effectue.
Comme pour la plupart des pêcheurs de Tête-à-la-Baleine, ce gagne-pain est une affaire de famille chez les Monger. Gilles pêche avec son frère grâce au permis que ce dernier a racheté de leur père. Il est donc aux premières loges pour constater l’abondance récente du homard dans le secteur. Il explique que les chiffres en ce début de saison sont du jamais vu pour la dizaine de pêcheurs qui ont des permis dans sa communauté. Ensemble, c’est tout près de 20 000 livres de homard qu’ils arrivent à extirper de l’archipel rocheux qui borde Tête-à-la-Baleine tous les sept jours. « Et ça augmente d’année en année », laisse savoir M. Monger, accoté sur son pickup le sourire en coin.
La Basse-Côte-Nord est reconnue comme étant la partie nordique de la distribution géographique naturelle du homard. Cette zone de pêche se trouve à l’extrémité la plus basse de l’étendue thermale qui permet la survie de l’espèce. Que ce soit sur le plan de la croissance, de la reproduction ou de la survie, les eaux froides de la région ont toujours eu pour conséquence de limiter la productivité de l’espèce.
Comparativement à des homards qui vivent dans des régions plus tempérées, sa mue est moins fréquente, ce qui limite sa croissance ainsi que le rythme auquel l’espèce se reproduit. À l’image des habitants des régions nordiques, le homard a adopté un rythme de vie posé, où l’on prend le temps, loin du frénétisme des métropoles du sud. Selon les plus récentes données scientifiques, il semble toutefois que cette situation est en plein changement.
Le golfe du Saint-Laurent n’arrive pas à cacher ses secrets bien longtemps aux experts comme Peter Galbraith. Depuis près de 30 ans, le chercheur en océanographie physique à l’institut Maurice-Lamontagne s’intéresse au climat du golfe et cherche à mieux comprendre l’interaction du mélange océanique avec la biologie. Ce que les pêcheurs bas-nord-côtiers constatent sur le terrain, Peter Galbraith le documente assidûment avec des outils scientifiques à la fine pointe de la technologie et le compile à partir de son bureau de Rimouski, près de 1000 km en amont. Même s’il observe une grande variabilité interannuelle quant à la température des eaux du golfe du Saint-Laurent, il reconnait que la tendance est lourde vers le réchauffement des eaux.
« Cette année, les eaux sont très chaudes dans le golfe du Saint-Laurent, ce qui est très inhabituel. Ça nous vient un peu de l’hiver qu’on a eu, qui est un hiver très particulier où il n’y a presque pas eu de glace dans le golfe cette année », explique l’expert. Les glaces qui recouvrent le golfe revêtissent un rôle essentiel pour tempérer l’étendue d’eau : lorsqu’elles fondent au printemps, l’eau douce qui s’y était accumulée agit comme une couche isolante et vient emprisonner l’eau froide qui se trouve en dessous. Grâce à ce phénomène, lors d’une année « normale », les eaux en profondeur restent froides et peuvent être sous le point de congélation même au mois d’août.
« Cette année, comme il n’y avait pas de glace, la couche d’eau était chaude et il n’y a pas eu de capuchon mis par-dessous tout ça. À l’arrivée du printemps et de l’air chaud, toute cette couche s’est mise à se réchauffer jusqu’à de grandes profondeurs », enchaîne M. Galbraith. Le constat est accablant pour les dernières années. « Depuis 2015, en moyenne partout dans les eaux profondes du golfe, on mesure des records centenaires de température qui sont battus année après année », reconnait le chercheur. Ces eaux sont un degré Celsius plus chaudes qu’il y a 10 ans.
Ce réchauffement a un grand impact sur la quantité de homard dans les eaux qui bordent Tête-à-la-Baleine. « Il y a une augmentation de la fréquence d’événements. Pour une année donnée, il y a plus d’individus qui peuvent muer parce qu’il fait plus chaud. Cette température amène aussi une augmentation de la production alimentaire essentielle à cette espèce », explique Benoit Bruneau, biologiste en science aquatique pour l’institut Maurice-Lamontagne. Ces conditions plus favorables à la survie du homard se traduisent par une augmentation de 300% à 600% de la population nord-côtière. « Pour le homard, je n’ai pas vu des phénomènes similaires à celui-là dans le passé », confie celui qui a la charge de l’évaluation des stocks de l’espèce.
Due à la position géographique de Tête-à-la-Baleine, l’augmentation de la température des eaux s’explique par une convergence de phénomènes météorologiques. Le village se trouve à la limite de la cuvette de Mécatina, un secteur où les eaux froides du nord du Labrador entrent par le détroit de Belle Isle, l’embouchure qui sépare l’île du Terre-Neuve du continent nord-américain.
Dans une année normale, « il y a énormément de glace qui rentre par le détroit de Belle Isle et qui vient du plateau du Labrador », explique Peter Galbraith, ce qui contribue grandement à réduire la température des eaux du secteur. Mais à l’hiver 2021, les appareils de mesure du chercheur n’ont rapporté aucune glace qui a fait son chemin par le détroit de Belle Isle. « Depuis que l’on compile les cartes de glace en 1969, ce n’est pas arrivé souvent », précise-t-il. Cette absence de glace est un autre facteur qui favorise la productivité du homard.
Benoit Bruneau laisse aussi savoir que des mesures mises en place dans le passé ont contribué à favoriser la ressource. « En plus de ces changements environnementaux, il y a plusieurs mesures de conservation qui ont été appliquées dans les années 90. Ce sont des facteurs confondants, où l’on protégeait plus la ressource, et en plus l’environnement devient plus favorable à la productivité. Ensemble, ça fait un phénomène de synergie », laisse-t-il savoir.
Cette abondance du homard contribue à la prospérité des pêcheurs du village, mais est aussi un signe d’espoir pour Gilles Monger. « Pour ceux qui vont être la relève dans quelques années, c’est encourageant de voir que les stocks augmentent », se réjouit celui qui est aussi le président du comité local. Cette relève, le village de Tête-à-la-Baleine en a grandement besoin puisque depuis les années 70, le village a perdu 80% de sa population, qui ne se dénombre plus qu’à une centaine d’âmes.
Cette augmentation de la ressource ne se fait toutefois pas sans conséquences pour les Bas-Nord-Côtiers. L’absence des glaces a dépourvu la région de la Route blanche pour la majeure partie de l’hiver 2021. Ce chemin de motoneige, pour lequel la présence de glaces est vitale à son ouverture, contribue au tourisme et permet aux résidents de se déplacer dans la région. Comme quoi face à ces bouleversements climatiques, il ne peut pas y avoir que des gagnants.
Photos : Julien Forest